Le coin de l'invitée :
Une quête infernale par Shi May Mouty
dix-neuvième (et dernier) épisode
Les diables s’empressèrent donc de mettre en pratique les grasses matinées et les longues siestes pour être bien reposés et de bonne humeur ; les ripailles de mets raffinés, vins exquis,
liqueurs et douceurs venues du monde entier ; les séances de dégustation des produits les plus rares ; les longs repas suivis de chants, de karaokés, et même de danses endiablées ; les jeux les
plus divers ; les sports pour entretenir leur forme et ne pas s’empâter suite aux repas gargantuesques et autres plaisirs gustatifs ; et bien sûr l’écriture et autres activités artistiques et
intellectuelles pour aussi faire travailler leur esprit.
La période d’adaptation fut un peu longue, mais progressivement, ils y arrivèrent. Les démons prirent grand plaisir aux parties de cache-cache dans les insondables et labyrinthiques galeries et
grottes de l’enfer. En réalité, le jeu devient progressivement un prétexte pour perdre les plus novices d’entre eux. Il arrivait aussi à certains damnés de se joindre à eux dans ces parties
interminables. Les démons trouvaient très drôle d’entendre les novices et les damnés hurler quand ils étaient perdus depuis des heures et commençaient à avoir faim. Ces cris leur rappelaient
d’excellents souvenirs. On dit cependant que certains joueurs, dépourvus du sens de l’orientation, errèrent parfois ainsi des années dans les cavernes infernales. Leur nom est inscrit sur une
pancarte à l’entrée de l’aire de jeu et de temps en temps, on songe à faire apparaître de la nourriture en divers points des galeries pour ceux qui ne maîtrisent pas la magie nécessaire pour le
faire eux-mêmes. Mais n’ayez crainte, ils ont l’éternité pour trouver la sortie…
Du coté du sport, Razibuth connut une grande réussite. Il n’avait pas son pareil pour distraire les autres concurrents grâce à quelques tours dont il était spécialiste : les pluies de
sauterelles, de crapauds ou de sangsues. Il abusait aussi des obstacles invisibles surgissant devant ceux qui risquaient de le battre. Mais il prenait garde à ne pas le faire en présence de
Lucifer.
Certains diables commencèrent à rédiger leurs mémoires. Ils en avaient des choses à raconter, il faut dire. D’autres écrivaient des livres d’histoire avec une rigueur à faire pâlir les
historiens terriens qui devaient, eux, se baser sur le peu qu’il restait de tradition orale ou d’ossements… Depuis les débuts de l’éternité, tant de millénaires s’étaient écoulés. Ils étaient
si souvent aux premières loges de certains événements. Plusieurs se mirent en quête d’un éditeur, certains romans devinrent des best-sellers…
Les démons se découvrirent une nouvelle passion : la cuisine. Les immenses chaudrons dans lesquels bouillonnaient éternellement des hectolitres d’huile furent recyclés. Les diables y firent des
frites, des chips, des beignets et des chouchous délicieux. Croustillants en surface, moelleux à l’intérieur, tout le monde en raffolait. Un petit commerce commença progressivement à s’établir
sur terre avec des vendeurs ambulants sur les plages et près des lieux touristiques. Puis ils s’installèrent dans des boutiques étroites, de plus en plus nombreuses et de moins en moins
étroites.
De nombreux jeunes diables y trouvèrent un emploi, dissimulant leur queue velue dans un blue-jeans ample, et leurs pieds fourchus dans des baskets dernier cri. Pas besoin de cacher leurs
cornes, car la marque de la chaine de restaurants créé s’appelait « Les Bouches de l’Enfer » et les autres serveurs portaient un maquillage rouge et des petites cornes factices sur le front.
Les clients aimaient beaucoup cette touche d’originalité, et allaient parfois jusqu’à demander s’ils pouvaient toucher les cornes de certains diables, les trouvant plus vraies que nature. Ils
étaient alors souvent frappés de constater combien le maquillage était bien fait. Il faut dire que les diables rouges étaient tenus de se badigeonner de rouge de sorte qu’il en reste sur les
doigts de ce genre de curieux, ainsi que de belles empreintes sur le bord des assiettes.
Des diables à fibre écologique décidèrent de fournir à leurs restaurants des produits bios. Ils convertirent quelques cavernes infernales en serres naturellement chauffées. Ils débutèrent par
des cultures qui ne nécessitaient pas de lumière : des champignons de Paris et des endives.
Ce fut une réussite extra-ordinaire. Progressivement ils montèrent des restaurants prodigieux dans les grandes capitales du monde. Ils ne tardèrent pas à avoir des étoiles. Les clients
trouvaient à cette cuisine une saveur si particulière qu’ils en redemandaient.
Alors ils s’enhardirent en éclairant les grottes avec des boules de feu reproduisant le spectre lumineux du soleil et commencèrent la production de légumes et de fruits de plus en plus
exotiques. Il suffisait d’ailleurs aux plus gradés de faire un claquement de doigt, un froncement de nez ou une brève incantation pour créer de nouvelles variétés. Ils avaient ainsi les moyens
de surprendre leurs clients : fraises bleues, oranges noires, tomates à pois multicolores… En plus d’alimenter les restaurants, un commerce sous le label « Brobuth » s’instaura. Les hommes
ignorèrent toujours l’origine de ces merveilles de goût et d’originalité.
Les démons s’amusaient ainsi beaucoup et ne s’ennuyaient plus. L’Enfer devenait-il un nouvel Eden ?
A la surface de la Terre, les humains qui n’étaient plus pervertis par les démons écoutaient enfin les conseils de leur ange gardien. Leur vie était plus sage, rangée, et un peu plus ennuyeuse
aussi. Ils n’étaient pas encore parfaits, loin de là, mais ils s’étaient améliorés de sorte que quand ils arrivaient au Paradis, ils ne piétinaient plus les autres dans les files d’attente, et
il leur arrivait même d’être généreux. Les archanges, anges, angelots, chérubins retrouvèrent le sourire progressivement. Le Paradis redevenait paradisiaque.
Et Dieu dans tout ça ? Dieu n’est pas orgueilleux, il ignore ce péché, mais il faillit tout de même narguer Gabriel en lui disant « Tout s’arrange, je vous l’avais bien dit ». Il ne le dit pas
cependant, il avait son rang et sa réputation à tenir. Il se contenta de sourire dans sa barbe.
FIN.
écrite pour les fanes de carottes