Sous les flots
Par Shi May Mouty
Sophie trottinait sur les pavés inégaux, perchée sur des talons-aiguille, elle avait l’impression de flotter au dessus du sol. Elle avait de longues jambes mises en valeur par des collants
fantaisie et par une mini-jupe assez moulante pour sembler inexistante. Son T-shirt, assorti à ses yeux, moulait une poitrine expressive.
Les passantes qui la croisaient lui trouvaient un air de cigogne pressée d’attraper une grenouille.
Les hommes avaient de la peine à détourner le regard. Ils semblaient aimantés par le motif imprimé sur son T-shirt, représentant une bouche pulpeuse soulignée des mots ‘I love you’.
Sophie appréciant ces regards masculins, les considérant comme une récompense pour tous ses efforts pour être belle et à la mode.
Là, elle sortait de chez Ophélia, le salon de beauté où il fallait absolument aller sous peine de passer pour ringarde. Après avoir passé déjà une heure devant le miroir chez elle pour s’habiller
et se maquiller, plus de trois heures de plus avaient été nécessaires pour aboutir à la couleur de cheveux dont elle rêvait. Elle voulait un blond platine, comme ceux de sa star préférée, Marylin
Monroe. Chloé, sa coiffeuse fétiche, une véritable artiste, avait également réussi à reproduire les savantes ondulations de la star. Pour parfaire le tableau, Sophie avait également prévu de
s’entrainer à papillonner des paupières comme Marylin. Aurait-elle su que ce phénomène était dû à la myopie de son idole, peut être aurait elle songé à simplement enlever des lentilles de
contact… mais contrairement à le rumeur, la blondeur des neurones n’est pas accordée qu’à quelques vraies blondes.
Mais pour l’instant, elle s’accordait une pause dans son mimétisme. Elle était radieuse, coiffure, vêtements, maquillage… tout était réussi. Elle allait faire merveille au salon de l’agriculture.
Elle devait se rendre au stand des porcs de Bretagne, dont elle était l’une des hôtesses, pour distribuer aux visiteurs, en plus des sourires obligatoires, des prospectus et leur proposer de
déguster des tartines de rillettes.
Elle frissonna. Des nuages noirs, menaçant commençaient à s’accumuler, et de brèves bourrasques de vent glacial balayaient la rue. Elle se hâta, un peu chancelante sur ses hauts talons si hauts
et si fins, réalisant ainsi un miracle d’équilibre, funambule sur trottoir.
Sébastien, sa mère avait choisi ce prénom en souvenir d’un feuilleton télévisé, venait de quitter son hôtel quand l’averse s’est déclenché. Il avait alors enfoncé sa casquette américaine orné du
logo d’une équipe de base-ball jusqu’aux yeux. Puis jugeant cela insuffisant, il avait relevé le col de sa chemise à carreaux, façon bucheron canadien. Il l’avait rapporté d’un voyage au Québec
au cours duquel il avait pu observer les ours bruns dans leur forêt d’épinette et lui accordait une grande valeur sentimentale. Elle avait accessoirement aussi l’avantage d’être épaisse et bien
chaude.
Il se dirigeait vers le salon de l’agriculture où il devait rejoindre le stand des volailles de Bresse et ses chapons dodus.
Quand la première goutte de pluie tomba, elle s’affola. Elle ne pouvait cependant pas marcher plus vite, au risque de se tordre une cheville, voire même de se rompre le cou.
De goutte en goutte, de rafale en rafale, les désastre se précisa. Elle était trempée, réfrigérée. Son T-shirt collait à sa peu, sa jupe semblait rétrécir. Sa chevelure avait perdu ses savantes
ondulations pour les remplacer par des mèches plates, agglutinées sur son crâne, et dégoulinant dans son cou et ses yeux comme une serpillère trempée sur un fil à linge. La pluie l’aveuglait et
délayait son maquillage élaboré en une composition picturale abstraite.
Ses chaussures prenaient l’eau et il lui semblait marcher sur des éponges, c’était bien moins planant qu’avant. Elle éternua, pleura, se moucha, s’essuya le nez, se frotta les yeux, et ce faisant
amplifia l’amalgame coloré ornant ses joues. Dans quel état allait-elle atteindre le salon de la porte de Versailles ?
Il avançait, tête baissée et rentrée dans les épaules pour se protéger de la pluie et du vent si bien qu’il ne vit pas arriver ce corps déséquilibré et aveuglé.
Avec tant d’eau dans les yeux, occupée à repousser une mèche rebelle, elle se jeta contre lui et lui enfonça un talon pointu dans la chaussure droite.
Il ne sentit rien, la pointe n’avait pas pu traverser son godillot de marche au cuir très épais. Mais le souffle coupé par le choc, il regarda l’étrange créature tombée dans ses bras. Dans un
premier temps, il pensa à son chien s’ébrouant au sortir d’un bain dans la rivière qui traverse son village. Puis il identifia une jeune femme aux allures de noyée. Elle semblait dans
l’incapacité de mettre un pied devant l’autre. Il la souleva et comme elle était bien légère, il l’emporta jusque dans le grand hall du salon, à quelques mètres de là.
Là, au sec, il la déposa sur le sol. Assez ébahi, il la contempla. C’était un spécimen féminin qu’il n’avait jamais rencontré. Elle était presque nue, avait le visage multicolore, et sa coiffure
était si inimaginable que même pour l’épouvantail du jardin il n’en aurait pas voulu. Qu’en faire ?
Elle se sentait minable, moche. Elle aurait voulu se cacher sous terre. Honteuse de son aspect, elle se laissa guider vers les sanitaires par une dame qui avait eu pitié d’elle, et alla s’éponger
et retrouver un visage plus attrayant.
Pressé, il rejoignit le stand bressois, pensant que les femmes étaient, certes, émouvantes, mais bien peu raisonnables de s’habiller de façon aussi inadaptée.
Quelques minutes plus tard, il en remarqua une autre, plus à son idée. Une néobretonne, costume brodé et coiffe de dentelle fichée dans des cheveux raides, distribuait des tartines de rillettes.
Un sourire crispé dans un visage pâle.
Bretagne et Bresse. Des centaines de kilomètres les sépare. Mais il n’y a que quelques mètres entre le stand des volailles et celui du porc.