Troubles matinaux
par Shi May Mouty
C’était le moment où les derniers rêves s’effacent, effleurant à peine la mémoire, le moment où la réalité s’impose peu à peu à la conscience, comme un atterrissage en douceur dans le monde
ici-bas. La chaleur du lit, le moelleux de l’oreiller, la douceur de la couette. Il se sentait bien, goûtant avec bonheur à ces derniers instants.
Soudain un crépitement agressif envahit sa tête, comme si une abeille affolée avait pénétré dans son oreille et agitait frénétiquement ses ailes. Il introduisit son index dans le conduit auditif,
le secoua énergiquement de haut en bas. Son geste dissipa immédiatement ce trouble. La journée passa, puis le lendemain. Il en oublia vite l’incident.
Cependant, le matin suivant, alors qu’il émergeait à peine du sommeil, pendant quelques minutes ce même vacarme explosa, encore plus intense.
Souffrait-il d’un acouphène, d’un dysfonctionnement de l’oreille, ou du cerveau ? Ce bruit venait-il simplement de l’extérieur ?
Il se précipita sur son pallier, frappa chez le voisin pour lui demander dans détour s’il avait entendu ce bruit fracassant. Non, rien, absolument rien. Pardon de vous avoir dérangé.
Tous les matins à l’aube, les jours suivants, il s’éveillait en sursaut, anticipant l’apparition de l’étrange phénomène qui, au final, ne se manifestait pas. Il se rendormait alors, soulagé. Le
bruit semblait avoir disparu pour de bon et il put jouir à nouveau, pendant quelques semaines, du bonheur des réveils tardifs et paisibles. Un autre matin, sans prévenir, le crépitement horrible
suivi de sons étranges, presque articulés, ressurgit. Puis, à nouveau, le calme revint. Je deviens fou. Mais que ce passe-t-il ? Il passa en revue les maladies psychiatriques : délire,
schizophrénie, paranoïa. Aucune ne semblait correspondre. Il songea même à la démence sénile… Non, non, non, je n’ai pas l’âge pour ça !
Du temps passa, plusieurs semaines sans doute. Aux matins ordinaires succédaient ceux où le phénomène survenait soudainement. Des sons tantôt graves, tantôt stridents mêlés de syllabes articulées
comme des mots incompréhensibles emplissaient son crâne. Il n’y prêtait plus guère attention, il avait fini par s’y habituer.
La vie continuait avec ses fêtes et ses lendemains qui chantent, perpétuel recommencement. Un matin, alors qu’il émergeait péniblement des brumes d’une fête très arrosée, il perçut une lueur
glauque derrière ses paupières closes. La fatigue et l’ivresse aidant, il n’eut ni la volonté ni la force de les ouvrir. Intrigué par ce qu’il pensa être un rêve ou une rémanence rétinienne, il
décida de les garder fermées, juste pour voir.
La silhouette bougea et le vacarme fit à nouveau irruption : des bruits étranges qui ressemblaient de plus en plus à des paroles. Pris de panique, il ouvrit brutalement les yeux pour chasser
cette vision. Mais la forme continuait de s’imprimer sur sa rétine. Où qu’il posât ses yeux dans la semi-pénombre de la chambre, il voyait maintenant très nettement, quelle horreur, une pieuvre
monstrueuse dont les yeux noirs, profonds comme des gouffres ouverts sur un monde inconnu, le fixaient intensément. Des tentacules menaçants s’agitaient, déployant des ventouses cornées.
La peur lui coupait le souffle. Une pieuvre ! Une pieuvre ! Lui qui avait une phobie irraisonnée des méduses et autres créatures flasques des océans, il fallait qu’il soit hanté par une pieuvre !
Son cerveau était incapable de réagir, d’avoir la moindre pensée cohérente. Il était tétanisé, paralysé. Seule existait la peur. La pieuvre et sa peur.
Au même instant, très loin de cette chambre, des êtres presque immatériels, le corps réduit à un protoplasme translucide parcouru d’influx lumineux incessants, s’acharnaient devant d’étranges
appareils. Par instant, leur corps émettait des éclairs fulgurants, ils semblaient furieux.
Depuis longtemps déjà, ils cherchaient à communiquer avec des êtres pensants. Ils avaient choisi cette galaxie pour mener leur programme. Ils en avaient exploré des planètes ! Mais toutes les
tentatives pour entrer en contact avec leurs indigènes avaient lamentablement échoué. Sur cette petite planète insignifiante et inoffensive en orbite autour d’un soleil pâle, ils étaient pourtant
sûrs d’avoir détecté des êtres vivants. Et certains semblaient même dotés d’une certaine forme d’intelligence.
Lors des essais précédents, et malgré leurs techniques très performantes, ils n’avaient pu obtenir la moindre information sur l’aspect que revêtaient les créatures avec lesquelles ils avaient
tenté de communiquer. Probablement, ils auraient été surpris de voir à quoi ressemblent la mouche, l’huitre, le ver de terre et le brochet qu’ils avaient sondés. Depuis peu cependant,
perfectionnant leurs méthodes, ils avaient pu visualiser l’un de leur cobaye : une sorte de grosse entité protoplasmique, comme eux, mais vivant en milieu aquatique. Son corps était cependant
plus matériel que le leur, composé d’une grosse masse oblongue terminée de multiples appendices.
Ils en avaient alors adopté l’aspect pour projeter cette image familière dans l’esprit de leur ultime cobaye. Les crédits alloués à cette étude étaient épuisés : ce spécimen serait le dernier de
ce programme.
Or c’était bien parti pour être un échec de plus. Cet être ne possédait qu’un esprit confus et lent - le cobaye XX11 qui vivait sous le sol était plus réactif. Ils n’avaient détecté que des
sensations vagues : volupté, peur ; ainsi que d’obscures excitations éthyliques au niveau neurologique. Pas le moindre raisonnement cohérent n’était détectable.
Ils en étaient sûrs maintenant : les habitants des planètes de cette galaxie étaient inexploitables, beaucoup trop primitifs. Inutile de poursuivre le programme télépathique en ces lieux, il ne
leur restait plus qu’à réclamer de nouveaux budgets pour explorer une autre galaxie en arguant qu’ils avaient amélioré leurs appareillages. Ils le savaient, leurs supérieurs seraient déçus. On
leur répéterait l’importance de leur mission, qu’ils devaient trouver, coûte que coûte, que leur expansion, leur survie était en jeu, qu’il fallait de nouveaux espaces ainsi que des esclaves pour
récolter les ressources, des esclaves suffisamment intelligents pour être contrôlés par télépathie. Ils éteignirent, un à un, leurs appareillages.
Au même instant, très loin de ces appareils, un jeune homme se remettait doucement de ses émotions. Il passa quelques examens médicaux. Par acquis de conscience. On ne trouva rien. Alors le jeune
homme, toujours aussi paresseux, toujours coutumier de soirées bien arrosées, reprit ses bonnes habitudes : réveil progressif, son lit était si confortable…
Il oublia rapidement ses réveils cauchemardesques, les mit sur le compte de quelques nuits trop courtes et trop agitées. Le whisky n’était peut-être pas toujours de très bonne qualité.
* * *
Ce lien "téléantipathique" nous a été transmis par un appel à textes lointain... pour les fanes de carottes